Son film Big Eyes revient ce dimanche à la télévision.
Mise à jour du 3 octobre : A l’occasion de la diffusion ce dimanche de Big Eyes sur Arte (suivi d’un documentaire sur Christoph Waltz, qui y tient un rôle clé), nous republions cette réflexion sur son réalisateur, Tim Burton.
Ouvrez grand les yeux pour Tim Burton, Amy Adams et Christoph Waltz [critique]
Article du 18 mars 2015 : Et si les ennuis de Tim Burton avaient commencé le jour où il est entré au musée ? Dans une interview accordée ce mois-ci à Positif, le chef op’ de Big Eyes, Bruno Delbonnel, fait le lien entre l’une des storylines du film (la peintre successful Margaret Keane y est méprisée par un méchant critique d’art joué par Terence Stamp) et l’expo Burton organisée par le MOMA en 2009. Celle-ci avait valu au cinéaste et à l’institution une volée de bois vert de la part du New York Times, via une tribune expliquant que Burton, ce n’était tout simplement pas de l’art (pour info, l’expo avait fini par devenir le troisième plus gros succès du musée, juste derrière Picasso et Matisse). L’art contre le commerce, le kitsch face la haute culture, lowbrow versus high brow… Six ans après les faits, Burton a trouvé avec Big Eyes le matériau parfait pour réfléchir à cette petite controverse. Répondre au NY Times avec, sinon un manifeste, du moins un autoportrait. Peut-être même une autocritique.
Tim Burton, face B
Muséifié, Burton ? On n’avait pas attendu le MOMA pour trouver l’homme en méchante panne d’inspiration, la créativité en berne et le moral dans les chaussettes (rayées). Une crise artistique symbolisée par les échecs successifs de Dark Shadows et Frankenweenie, et l’annonce, dans la foulée, de la mise en chantier de Beetlejuice 2. Le réal’ aux cheveux en pétard commençait à ressembler à une rockstar fatiguée, condamné à rejouer ad lib ses vieux hits. Il était clairement entré dans la face B de sa carrière. Aujourd’hui, en un saisissant effet-miroir, ce sont les deux auteurs de Ed Wood, Scott Alexander et Larry Karaszewski, qui lui offrent la matière d’une nouvelle profession de foi. En 94, Tim brossait dans son chef-d’œuvre (son dernier vrai grand film ?) le portrait du « plus mauvais cinéaste de tous les temps », pour mieux revendiquer sa position d’outsider farfelu et affirmer que, dans sa cosmogonie personnelle, les nullards comme Ed Wood était aussi importants (parce qu’aussi sincères) qu’Orson Welles. Vingt ans plus tard, la culture « Ed Wood » a tout emporté sur son passage, les cinéastes fétiches de Burton (Mario Bava, Terence Fisher…) ont leur place dans les livres d’histoire à côté de Citizen Kane, son gentil imaginaire dark a conquis la planète, et même l’ex-Batman loser Michael Keaton joue dans des films à Oscars. Tim a gagné. Mais le jus n’y est plus.
Scott Alexander et Larry Karaszewski : « Tim Burton est devenu une marque »
Biopic double face
Le générique de Big Eyes ne parle justement que de ça, de ce moment où la folie, la fièvre créative, l’inspiration, deviennent une recette, un gimmick, un truc reproductible à l’infini. Premier plan : un tableau représentant un enfant aux grands yeux tristes, caractéristique du style de Margaret Keane. Sauf qu’en réalité, ce n’est pas une toile peinte que l’on contemple, mais un poster, sur lequel vient se substituer un autre poster, puis un autre, et encore un autre… Soit, très littéralement, « l’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » (coucou Walter Benjamin). Une intro en forme de résumé fulgurant de la carrière de Burton, gamin de Burbank aux idées noires et ex-wonderboy rebelle de la maison Disney, devenu champion des multiplexes, expert en recyclage d’idées, ancien inventeur de formes génial à l’imaginaire engourdi.
Reste à savoir, une fois les enjeux thématiques du film exposés avec une telle limpidité, à quel personnage va vraiment la sympathie du cinéaste. Big Eyes est un biopic double-face, un portrait deux-en-un. A notre droite, Margaret Keane, donc, peintre pop(ulaire) qui fit un malheur dans l’Amérique des Mad Men, celle du consumérisme triomphant et des femmes au foyer, en peignant de jolis portraits d’enfants tristes. Pas forcément très chic d’un point de vue culturel, pas forcément « de l’art » au sens où le New York Times l’entend, mais un imaginaire puissant, capable de toucher au cœur la ménagère et le « common man ». A notre gauche, Walter Keane, son salaud de mari, qui vola à Madame le copyright de ses toiles, mais se révéla dans le même temps suffisamment habile et bonimenteur pour les vendre à ses contemporains, les décliner sur des mugs et des cartes postales, empocher le magot avec un flair marketing et une préscience pop-art qui ira jusqu’à forcer l’admiration de Warhol. Si on parle encore de Margaret aujourd’hui, c’est grâce à Walter.
Tim le magicien ou Burton le commerçant ?
Dans lequel des deux Burton se projette-t-il le plus ? Qui est le vrai génie du couple Keane ? Celui qui crée ou celui qui vend ? En surface, Big Eyes se regarde comme un gentil plaidoyer féministe, doublé de la réhabilitation en bonne et due forme d’une artiste oubliée – durant la promo US, Burton a pris soin de préciser qu’il avait toujours adoré les toiles de Margaret Keane, mais ça, il suffit de regarder sa filmo bourrée de personnages à « gros yeux » (Vincent, Mr Jack, Catwoman et les autres) pour s’en convaincre.
Pourtant, tout au long du film, son regard ne cesse de dériver vers le mari, interprété par un Christoph Waltz ultra-cabot, mi-Beetlejuice mi-Willy Wonka, qui a manifestement pompé toutes ses postures grotesques et ses haussements de sourcils sur l’alter-ego burtonien ultime Johnny Depp. Manière pour Burton de dire qu’il est aussi (surtout ?) dans le camp de Walter Keane. Les scénaristes Scott A. et Larry K. étant des petits malins notoires et des fans du comique situationniste Andy Kaufman (le génial Man on the Moon, c’est eux aussi), ils ont bien sûr pris soin de brouiller les pistes et de laisser la question de la définition du « génie » artistique en suspens. Quant à Burton lui-même, on lui avait demandé au moment de Frankenweenie l’effet que ça faisait de réintégrer la maison Disney, trente ans après en avoir été lourdé, pour y transformer un petit court-métrage mal-aimé en méga-blockbuster familial. Ce qu’on ressentait quand on passait de la marge au centre. Quand on voyait ses petites créations perso et intimes se mettre à dominer l’entertainement globalisé. Quand on vivait splitté en deux, et que le marchand risquait à tout moment de triompher de l’artiste. « Je me concentre sur mes films, je ne réfléchis pas comme ça », avait balayé l’idole des goths d’un revers de la main. Qui est le plus fort ? Tim le magicien ou Burton le commerçant ? Et surtout, surtout… qui gagne à la fin ? La réponse est dans Big Eyes.
Frédéric Foubert